07/02/2011

Des nouvelles du front

Mon expérience décrite ci-dessous entre en résonance avec les exposés et propositions qu’on peut consulter sur le très chouette site web de Fréderic Lordon : fredericlordon.fr/



Des nouvelles du front

Peut-être connaissez-vous la société américaine SuccessFactors qui offre à ses clients les moyens de construire un discours cohérent, et acceptable par leurs salariés, autour de la performance individuelle dans l’entreprise. De véritables humanistes, vous vous en doutez, avec qui on voudrait pouvoir discuter au coin du feu de déterminisme technologique et de progrès social…

Leur site web annonce la couleur :
« Bienvenue dans la nouvelle ère qu’inaugure le logiciel d’exécution des stratégies d’entreprise de SuccessFactors. Notre suite intégrée de produits à la demande permet aux entreprises comme la votre de développer leur chiffre d’affaires et de réaliser de véritables économies en alignant leurs employés sur leur stratégie, en donnant à ces derniers tous les atouts pour réussir et en les incitant à exploiter leur potentiel. Le résultat ? L’optimisation de la performance de votre entreprise. L’exécution fait toute la différence™. »

Les salariés n’ont toutefois pas été consultés au sujet du bien qu’on leur veut.

Mon employeur du secteur informatique est client de SuccessFactors et en tant que tel impose aux salariés l’exercice de l’«auto-évaluation».
En ce milieu d’année fiscale je m’apprête donc à évaluer mes progrès selon mes objectifs personnels « S.M.A.R.T. » (Spécifique, Mesurable, Achievable, Relevant, Time-framed) dont il m’aura d’abord fallu accoucher seul et dans la douleur. Notez le délicieux double-sens qu’introduit l’acronyme, qui est aussi un croustillant contre-sens faisant comprendre que plus c’est gros et con, plus ça empêche la contradiction. Implacable effet de la démultiplication des paradigmes (Spécifique, Mesurable, Achievable, Relevant, Time-framed).
Je ne parle pas ici de « facteurs de succès » car il serait bien trop long de passer en revue toutes les façons par lequel l’homme en clique diffère de l’homme en société, et les méthodes (‘smart’ ou carrément violentes) par lesquelles les cliques assurent leur emprise sur celle-ci (il existe sûrement une ample littérature sur le sujet…).
Mais revenons à SuccessFactors.

Le barème applicable à mes prouesses en entreprise est le suivant :
5 – Exceptional – unusually excellent; superior
4 – Superb – admirably fine or excellent; extremely good
3 – Fully Successful – fully competent; expected and good
2 – Inconsistent – mixed good and poor performance
1 – Unsatisfactory – insufficient performance

On voit comment se stratifie le succès « made in Globalia ». Le succès c’est bien, mais encore faut-il le qualifier, sinon c’est trop cher. Le top du top, ou juste le top? C’est ainsi qu’on arrive à des évaluations sur 120% voir plus… et que remplir 100% de ses objectifs n’a plus valeur que d’un moyen « fully successful » tout juste bon à justifier son salaire actuel…
Par contre on ne sait pas comment différencier les divers degrés d’un échec. Il n’y a pas de nuance propice à la deuxième chance. Plus encore, l’échec c’est tabou, à tel point qu’on a supprimé le zéro. Et c’est très éloquent : Le 1 c’est pas bien, c’est la solitude. C’est la réclusion hors du groupe, porteuse d’une distance critique!

Résultat : paranoïa.
Pourquoi y-a-t-il encore des manageurs si c’est à moi de me casser la nénette à m’auto-évaluer ? On voit bien le cynisme perfide du système que tous mes collègues (manageurs inclus) s’accordent à conchier mais qui perpétue la servitude volontaire. Car il serait tentant de n’employer contre ce système que les armes du mépris qu’il mérite en s’accordant des notes maximales partout. Or ce serait là le signe le plus clair d’une dissidence extrémiste, d’une désolidarisation provocante à l’entreprise bigbrotheresque de soumission collective. Or le mauvais esprit ne paye pas dans l’entreprise 2.0.
On est en réalité à un cheveu d’attendre de moi mon autocritique. Et c’est ce cheveu même qui, en laissant une marge infinitésimale de sécurité morale à l’entité qui en use, permet à celle-ci de générer un discours implacable et grandiloquent à base de valeurs largement répandues et « fédérantes ».
Si dans mon entreprise je dis a mon N+2 qu’il attend de moi mon autocritique, il me rétorquera que je suis bien trop aigri (Cf. Down with Fun, in The Economist), que je « prends tout mal », que j’ai mauvais esprit. Il en profitera pour ne surtout pas me saquer, mais j’aurai néanmoins activé un risque systémique à la petite échelle de ma carrière dans ce lieu. Et, petit à petit, l’ostracisme aidant, mes propres forces de déduction me conduiront vers la porte tout seul, comme un grand.
D’un autre coté, si je faisais effectivement mon autocritique, eh bien cela ne les dérangerait pas plus que ça ; au moins aurait-il beau jeu d’ignorer ceci « par pudeur » tout en me refusant l’augmentation en toute logique.
Le salarié est donc enrôlé bon gré mal gré, mais ne se fait aucune illusion, ou de moins en moins. De la désillusion jaillira peut-être le désespoir, et de celui-ci la révolte ? Peut-être est-ce une étape nécessaire, mais insuffisante. Il faut démystifier les inepties en entreprise. L’humour et le ridicule sont de bonnes armes in situ. En dehors de ça il y a Marx et son analyse du déterminisme technologique…
Le « succès », comme la vraie vie, est ailleurs.

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